Utilisation de l’informatique décisionnelle : le Québec traîne

Bien que conscientes des avantages que procurent l’accès à l’information pertinente et la capacité de prévoir l’évolution du marché, rares sont les entreprises québécoises qui ont recours aux outils de veille stratégique pour établir leurs stratégies commerciales. Ce qui est moins le cas de leurs concurrents hors Québec.

Peu importe la manière qu’on utilise pour désigner les technologies qu’elle réunit – veille stratégique, veille économique, analytique, aide à la décision, etc. -, l’informatique décisionnelle est, aux dires des spécialistes, sous-utilisée au Québec, comparativement au reste du Canada et aux États-Unis. Non seulement les organisations québécoises tardent à utiliser ces technologies, mais les outils dont elles disposent pour filtrer l’information, localiser l’information pertinente et la faire circuler sont inefficaces, voire inadéquats (voir encadré). Résultat? Elles exploitent mal le capital informationnel dont elles disposent, réduisant d’autant leur productivité et leur compétitivité.

« Dans les faits, on est en retard. Au Canada anglais, ce sont les deux tiers des entreprises qui utilisent des solutions de veille stratégique de façon exhaustive; au Québec, on n’est pas là », confirme Jean-François Ouellet, professeur agrégé en marketing à HEC Montréal, qui se réfère à un récent sondage réalisé par IDC pour le compte de Teradata. M. Ouellet a développé une spécialisation en développement de nouveaux produits et marketing des innovations et de la technologie et en analyse de bases de données en marketing. « Ce n’est pas grave d’être un peu en retard, de l’être beaucoup, c’est déjà plus grave, mais d’être en retard et de rater complètement le bateau, ce l’est beaucoup plus et c’est vers ça qu’on se dirige, si on ne fait rien.

« Avant, on avait tendance à dire que le temps c’est de l’argent, aujourd’hui c’est l’information en temps opportun qui est de l’argent. Force est de constater que les entreprises qui ne se réveillent pas assez vite lorsqu’il y a des changements [compromettent sérieusement leur avenir]. Auparavant, on avait un laps de cinq à dix ans pour allumer, aujourd’hui c’est pas mal moins que ça, c’est plus de l’ordre de cinq à dix mois. À partir du moment où votre concurrent adopte une technologie qui lui donne un avantage concurrentiel face à votre entreprise, vous avez un court laps de temps pour embarquer dans la danse, et si vous ne le faites pas, vous n’avez pas de deuxième chance. »

Outre l’étude de IDC citée par le professeur, une autre étude plus récente, réalisée par Léger Marketing pour le compte de SAS Canada, ajoute de l’eau au moulin. Le sondage sur lequel se base cette étude rendue publique en juillet dernier a été mené fin mai début juin auprès de 374 décideurs québécois. On y apprend, entre autres, que 59 % des dirigeants se disent submergés par la quantité d’information dont ils disposent et donc qu’ils ont de la difficulté à localiser l’information qui les aidera à réaliser leurs tâches, alors que c’est seulement un dirigeant sur quatre qui soutient ne recevoir que l’information qui lui est utile. Qui plus est, c’est à peine un dirigeant sur dix qui croit que l’information dont il dispose est toujours exacte et opportune.

« Quand les gestionnaires se réunissent pour discuter de la performance de l’entreprise, par exemple, ils ont rarement tous les mêmes données, donc c’est clair qu’il y a une déficience au niveau de la qualité des données, reconnaît Mario Ianniciello, directeur régional pour l’est du Canada chez SAS Canada. Avoir des données de qualité, dont la gestion est intègre, est le fondement de la veille stratégique. Souvent, dans les entreprises, les données ne sont pas contrôlées de façon centralisée; elles sont très distribuées. […] La solution à ce problème – ce n’est pas nouveau – c’est un entrepôt de données centralisé, mais même en sachant ça, les données dans les entrepôts sont parfois manquantes et pas toujours intègres, et la tendance actuellement est à les refaire. »

« Des recherches en TI montrent qu’un des facteurs clés du succès de l’utilisation d’un gros système de gestion est lorsqu’il a été déployé à la grandeur de l’organisation, ajoute Jean-François Ouellet. Quand le déploiement est effectué à l’intérieur de petits groupes, essayer de remettre tout ça ensemble entraîne généralement l’échec du projet, parce que ça crée une hétérogénéité au niveau des données. »

Conscients, mais frileux

Les dirigeants interrogés dans le cadre de l’étude de SAS sont toutefois conscients de la valeur du capital informationnel, puisque 94 % de ceux-ci croient qu’il est important d’avoir accès à l’information pour pouvoir prendre des décisions éclairées. Dans ce contexte, pas étonnant que 72 % des dirigeants estiment qu’ils pourraient prendre des décisions plus éclairées s’ils disposaient d’outils permettant d’analyser l’information de façon plus efficace.

Les dirigeants sont aussi conscients de l’utilité des outils de veille stratégique, puisque 76 % de ceux-ci croient que ce type d’outil est essentiel au succès de leur entreprise, alors que 66 % croient que leur entreprise pourrait fonctionner plus efficacement avec un tel outil. Mais dans les faits, c’est moins de la moitié des entreprises (49 %) qui en utilise un. Pourquoi cet écart entre la prise de conscience et le passage à l’acte, d’autant plus que la mondialisation met des pressions sur la compétitivité des entreprises? La réponse à cette question serait de nature culturelle et historique, motifs qui traduiraient une certaine méconnaissance de la menace que présente la mondialisation et de l’étendue des atouts qu’offrent les TI.

L’étude de SAS montre, en effet, que c’est à peine 16 % des dirigeants qui perçoivent dans la mondialisation et la concurrence provenant de l’extérieur du Québec la menace la plus importante qui pèse sur leur entreprise, versus 36 % pour ce qui est de la productivité en milieu de travail, alors que c’est tout de même plus de la moitié des entreprises (56 %) qui font affaires à l’extérieur du Québec.

« Au Québec, on a encore une mentalité qui n’est pas tout à fait versée dans les tenants et les aboutissants de la mondialisation, déplore Jean-François Ouellet. Autrement dit, on a tendance à gérer au Québec, pour le Québec et par le Québec, et ça, ça fonctionne bien de manière artisanale, quand on a un petit carré de sable à gérer. Mais à partir du moment que le carré de sable devient mondial, l’information qu’on a besoin de traiter devient beaucoup plus grande et beaucoup plus complexe, et ça, ça prend un savoir-faire qu’on développe à l’université, mais qui n’est pas encore rendu dans les moeurs profondes des entreprises québécoises. Donc, on a un peu de retard à ce niveau. »

L’étude de SAS montre aussi que ce sont seulement 14 % des dirigeants qui perçoivent dans les TI un facteur clé de différenciation, versus 63 % pour ce qui est de la qualité des produits et des services. Qui plus est, moins d’un dirigeant sur dix croit qu’il est vraiment important d’être au fait de la technologie.

« Aujourd’hui, ça devient presque un élément de différentiation négatif que de ne pas se servir des TI pour se différencier de la concurrence, affirme Jean-François Ouellet. Il y a plusieurs études qui mettent en relief le lien la performance des entreprises et l’utilisation des technologies […] et il y a une règle en gestion du marketing qui dit qu’il faut évoluer et faire une utilisation des innovations au moins aussi rapidement que la concurrence, ne serait-ce que pour rester en affaires. […] Ce sont toujours les mêmes facteurs qui font qu’une entreprise adopte ou pas une innovation, ou prennent du temps à l’adopter, et c’est dans un premier temps la visibilité des bénéfices. Les entreprises ne perçoivent pas réellement les bénéfices que va leur apporter telle ou telle solution, parce qu’elles n’ont pas les moyens pour les mesurer. En diffusion des innovations, ça prend toujours une masse critique. À partir du moment où il y a une masse critique d’entreprises qui ont adopté une innovation, ça se met à exploser. »

On peut donc parler d’une certaine peur du risque. « Au Québec, on a un mode de gestion très opérationnel, note Mario Ianniciello. Quand une manière de fonctionner a fait ses preuves, on a tendance à continuer à agir de cette façon. Il y a toujours un risque qu’il y ait un impact négatif en changeant et on ne veut pas prendre ce risque. Mais ce sont des faits prouvés que les entreprises qui adoptent une approche analytique ont des résultats positifs. »

Degré d’adoption variable

Actuellement, certaines industries au Québec se sont montrées plus réceptives que d’autres aux solutions de veille stratégique. C’est notamment le cas des industries dont le secteur d’activités est l’information, comme celui de la fidélisation de la clientèle. À l’autre bout du spectre, on trouve l’industrie manufacturière, et plus particulièrement celle du textile qui boude ce type de solutions.

« Et à l’intérieur même des entreprises, bien que tous les départements auraient avantage à utiliser une solution de veille stratégique, dans les faits, certains départements les utilisent plus que d’autres, c’est notamment le cas des départements qui traitent beaucoup d’information, comme le marketing, les finances et l’actuariat, précise Mario Iannicello. Dans les départements opérationnels, on a plus tendance à se référer à l’expérience qu’aux données. […] Les gens ont souvent une approche tactique de la veille. Quand on leur demande de définir la veille stratégique, très souvent ça s’arrête à des rapports : on veut générer des rapports de façon systématique. C’est très simple, mais ça n’amènera pas une valeur ajoutée à l’entreprise. »

Les solutions de veille stratégique offrent évidemment des bénéfices plus vastes. Elles permettent de cerner plus facilement les tendances, d’anticiper les changements qui s’opéreront sur le marché, de prévoir l’évolution de la demande, d’identifier les produits qui sont susceptibles d’être les plus demandés et d’orienter la stratégie commerciale en conséquence, etc., en somme, d’être davantage proactif, ce qui permet d’obtenir une longueur d’avance sur la concurrence. En se référant à des données, bonifiées par l’expérience, on minimise du coup le risque encouru par l’entreprise. (L’encadré sur la santé fournit un exemple de répercussions de la veille stratégique.)

« Je suis sûr que le Québec va rattraper son retard et adopter plus massivement les technologies de veille, confie Mario Ianniciello. La question est de savoir quand le virage va se faire. Il va probablement arriver la même chose qui est arrivée avec l’adoption des gros systèmes de gestion à la SAP : quand on a commencé à avoir deux ou trois bons succès, on a vu tous les autres se joindre à la communauté. Il commence à y avoir des succès québécois en veille stratégique, mais on en est aux premières étapes, au niveau opérationnel. »

« Ce seront les entreprises qui savent où elles s’en vont, par rapport à celles qui se demanderont ce qui s’est passé, qui occuperont le haut du pavé », de conclure Jean-François Ouellet.

L’aiguille dans la botte de foin

Pour tirer de la valeur des données dont dispose l’organisation, encore faut-il être capable de la localiser les données pertinentes. On a beau avoir les systèmes analytiques les plus performants du monde, mais si on est incapable de trouver les données utiles parmi la masse de données dont dispose l’entreprise, c’est un peu comme n’avoir rien du tout. Et force est de constater que les organisations ne dont pas particulièrement bien pourvues à ce chapitre. C’est du moins ce qu’affirme l’Association for Information and Image Management (AIIM) qui a réalisé moult études en gestion de contenu.

AIIM est une organisation sans but lucratif dédiée à l’amélioration des pratiques en gestion de l’information, ce qu’elle fait en réalisant des études et en proposant de la formation sur la gestion de contenu en entreprise. L’organisation, fondée en 1943 sous le nom de National Microfilm Association, a son siège social à Silver Spring, Maryland.

On apprend ainsi dans une étude réalisée auprès de 500 utilisateurs en entreprise et publiée en juin dernier que 82 % des employés sont d’avis et/ou fortement d’avis qu’il est plus facile de trouver de l’information sur des sites Web de consommation que dans les systèmes d’information de leur entreprise et aimeraient que celle-ci applique la même approche à l’interne. Seulement 4 % des utilisateurs interrogés croient que l’information qu’ils recherchent est plus facile à trouver dans les systèmes qu’ils utilisent au travail que sur les sites Web de consommation. Et comme si ce n’était pas suffisant, 50 % des utilisateurs soutiennent qu’il est bien plus facile de trouver de l’information sur le site Web de leur entreprise qu’en interrogeant ses systèmes de l’interne.

La firme estime que la plupart des organisations n’ont pas réussi à appliquer une approche stratégique au processus interne de recherche informationnelle. En fait, 49 % des organisations n’ont aucun objectif formel au chapitre de la localisation d’information. D’ailleurs, 38 % des utilisateurs interrogés n’ont aucune idée de l’importance que représente le fait d’être capable de trouver l’information qu’on recherche dans les systèmes de l’organisation, alors que c’est seulement 10 % de ceux-ci qui qualifient cette importance de « cruciale » pour leur entreprise.

« À mesure que l’information est devenue numérique, de son processus de création jusqu’à celui de sa gestion, le défi que présente la localisation de l’information est passé d’une problématique où on doive fouiller dans des piles de dossiers sur le bureau et dans des voûtes à une problématique où doive fouiller dans des serveurs de fichiers, des boîtes de courriel, des ordinateurs de bureau et des systèmes de gestion d’information, résume le vice-président d’AIIM, Carl Frappaolo. En dépit des progrès qui ont été réalisés dans le domaine des moteurs de recherche sur le Web, il n’en demeure pas moins que la recherche d’informations en entreprise est souvent source de grandes frustrations de la part des utilisateurs. »

La localisation de l’information est beaucoup plus facile si les pointeurs vers le contenu et le contenu lui-même sont en format numérique natif et qu’ils peuvent être indexés par des moteurs de recherche et/ou accessibles par diverses techniques et structures d’accès informationnel, tels que les structures navigationnelles, les taxonomies et les onglets, soutient la firme.

Dans une autre étude rendue publique cet été, AIIM note que 69 % des utilisateurs en entreprise croient que moins de la moitié de toute l’information dont dispose leur organisation est accessible en ligne. Le nombre de systèmes d’informations dont disposent les organisations et que peuvent interroger leurs employés varie considérablement : pour 49 % des organisations non membres de l’AIIM, ce nombre est d’un, alors que pour 36 % des organisations membres de l’AIIM, il est de cinq ou plus.

Une autre étude publiée en juin fait ressortir, pour sa part, de grandes lacunes en gestion de l’information. On y apprend ainsi que plus de 40 % des organisations n’ont aucune politique de classification de l’information et des documents électroniques et que ce n’est guère plus d’organisations (41 %) qui fournissent à leurs employés une quelconque formation en ce sens. En outre, ce sont seulement 34 % des utilisateurs qui savent quoi faire avec les documents électroniques quand ils ont terminé de les utiliser, comparativement à 64 % dans le cas des documents papier. De plus, plus de la moitié des organisations, soit 52 %, affirment avoir « peu ou pas confiance » dans « l’exactitude, l’accessibilité et la fiabilité » de l’information électronique dont elles disposent.


Des atouts pour la santé

Une étude publiée cet été par la firme de recherche Aberdeen Group, portant sur l’utilisation de solutions de veille stratégique dans le secteur de la santé, conclut que les organisations de ce secteur qui ont recours à ces technologies voient le taux de satisfaction de leurs patients augmenter de 15 %. Elles ont aussi été à même de réduire de 11 % les heures supplémentaires travaillées par leur personnel, comparativement à une augmentation de 7 % précédemment.

L’étude s’appuie sur un sondage mené au printemps aux États-Unis auprès de 100 fournisseurs de soins de santé et qui a démontré que les organisations du secteur sont de plus en plus nombreuses à mettre en place de telles solutions, en réponse à une augmentation des coûts de santé et à l’augmentation des attentes des patients. Cela marque un changement par rapport à la situation dépeinte par les études antérieures de la même firme qui montraient que les organisations de ce secteur étaient plutôt hésitantes à se doter de tels outils.

Mais pour pouvoir tirer profit des solutions de veille, les organisations doivent préalablement décloisonner leurs systèmes d’information et unifier les sources d’information disparates dont elles disposent, ce qui représente un défi important pour ce secteur, croit la firme de recherche.

Alain Beaulieu est adjoint au rédacteur en chef au magazine Direction informatique.

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