Un équilibre fragile

Trouver un équilibre juste et équitable entre la protection du droit d’auteur et favoriser l’accessibilité des oeuvres n’est pas un exercice facile. Exercice auquel Ottawa s’est prêté une fois de plus en déposant le très attendu et néanmoins controversé projet de loi C-61.

En facilitant la copie et le partage d’oeuvres désormais disponibles sous format numérique, l’avènement d’Internet et des technologies numériques a bousculé les assises légales qui protégeaient jusqu’alors le droit d’auteur. Du coup, l’équilibre qui existait alors entre la volonté de favoriser l’accessibilité des oeuvres et celle de protéger les droits des créateurs a été remis en question.

Au coeur du problème, il y a un manque à gagner pour les propriétaires des droits, dont une partie des revenus leur échappent en raison de la copie. Faisant référence à la dimension « patrimoniale » de la loi, l’enjeu est donc financier, mais pas seulement, car la loi a aussi une dimension « morale », dans la mesure où elle vise à protéger l’auteur contre les modifications non autorisées de son oeuvre et à lui fournir l’assurance que l’oeuvre ne sera jamais dissociée de sa personne. Si elles facilitent la copie et la distribution non autorisées des oeuvres, les technologies numériques facilitent également leur modification.

« Les auteurs n’aiment pas se faire voler leurs trucs, c’est bien normal, reconnaît Lise Bertrand, avocate associée au cabinet Borden Ladner Gervais. Quand un auteur ne peut pas vivre des revenus d’un album qui est pourtant distribué à des milliers de copies, on a un problème. »

« Si on prend tout ça gratuitement, on prend le risque qu’il y ait moins de gens qui soient intéressés à créer », ajoute Michel Solis, avocat et associé principal du cabinet Solis Juritech.

Tant que le droit d’auteur s’applique à une oeuvre, en vertu du délai prescrit par la Loi et qui varie d’un pays à l’autre (par exemple, en Europe il est de 70 ans après la mort de l’auteur, alors qu’au Canada, c’est 50 ans), quiconque copie, utilise ou distribue une oeuvre, doit payer les droits prescrits par la Loi, à moins que la loi prévoie des exceptions. « Au Canada, on a le droit de faire des copies pour un usage privé, mais on n’a pas le droit de les distribuer ni de les donner à quelqu’un d’autre », précise Michel Solis.

Au domaine public

Au terme du délai légal, l’oeuvre devient du domaine public et tout un chacun peut la copier et la distribuer aux quatre vents sans avoir à payer un sou de royauté. Par exemple, il est maintenant possible, en toute légalité, d’obtenir gratuitement une version électronique de l’intégrale de « À la recherche du temps perdu », célèbre roman de Marcel Proust, qui est décédé en 1922, via le site Internet de la Bibliothèque électronique du Québec. Si le droit patrimonial associé au droit d’auteur est à durée limitée et peut être cédé, le droit moral qui lui est associé, lui, est perpétuel et inaliénable.

« Ce mécanisme amène, au fond, un certain équilibre entre la protection du droit d’auteur et le besoin de favoriser la créativité, affirme Michel Solis. On ne peut pas être contre le droit d’auteur, mais comme le droit d’auteur accorde un monopole à l’auteur sur son oeuvre, un moment donné, si ce monopole est éternel, on va nuire à la créativité, car ça va devenir difficile de créer quelque chose sans violer le droit de quelqu’un d’autre qui a créé quelque chose de semblable. »

L’influence des technologies

On ne peut empêcher les technologies d’évoluer, et les nouvelles possibilités qu’offre le numérique font naître de nouveaux besoins chez le consommateur, comme celui de vouloir posséder plusieurs copies d’une même oeuvre, stockées dans divers appareils, tels les lecteurs MP3 et les téléphones cellulaires. Tenir compte de ces nouveaux besoins au niveau de la loi requiert de la modifier et de la faire évoluer en conséquence, ce qui n’est pas si évident que ça si on considère la rapidité avec laquelle évoluent les technologies et la lenteur de l’appareil législatif, sans compter qu’on doit toujours faire en sorte d’assurer un équilibre entre les besoins des consommateurs et la protection des auteurs. Résultat : les projets de loi et les amendements se sont succédé à pas de tortue.

« Malheureusement, le droit d’auteur n’est souvent pas perçu par les gouvernements comme étant une grande priorité comparé au développement économique, au Code criminel, etc., qui peuvent rapporter beaucoup plus sur le plan politique, déplore Michel Solis. Souvent, ça passe après et au fil des ans il y a bon nombre de projets de modification de la loi sur le droit d’auteur qui sont morts au feuilleton. »

« Les gens ont l’impression qu’ils vont perdre des droits si on permet une modification à la Loi sur le droit d’auteur, alors ça suscite la controverse et bloque les tentatives de modification », ajoute Lise Bertrand.

En fait, la dernière modification majeure a été effectuée en 1997, alors qu’était adopté le projet de loi C-32 concernant les enregistrements éphémères effectués par les radiodiffuseurs. Un autre projet de loi sur la retransmission par Internet a été adopté en 2002, obligeant les retransmetteurs à négocier des droits d’auteur avec chacun des ayants droit pour obtenir l’autorisation de diffuser leurs oeuvres, puis en juin dernier, le gouvernement a déposé le projet de loi C-61 qui vise, s’il est adopté dans sa forme actuelle, à modifier de façon substantielle la Loi sur le droit d’auteur (voir l’encadré).

Projet controversé

Comme tout projet de loi qui se respecte, le projet C-61 ne fait pas l’unanimité. L’Association canadienne du logiciel de divertissement (ALD) est l’une des organisations qui l’ont accueilli favorablement, étant d’avis que le projet de loi permettra de protéger du vol les entreprises et les artistes du pays. Les ventes de matériels et de logiciels ont totalisé 1,67 milliard $ en 2007 au Canada, dont plus de 90 % sont générées par les membres de l’ALD, qui incluent les plus grands éditeurs de logiciels de divertissement et distributeurs du pays. Plus de 260 entreprises et de 10 000 emplois directs au Canada relèvent du secteur des logiciels de divertissement.

« C’est très simple : chaque fois que quelqu’un télécharge une copie illégale d’un jeu vidéo, les Canadiens qui travaillent si fort pour développer et publier ces jeux ne sont pas payés. Ces montants ne sont pas réinvestis dans la créativité, dans la création d’emplois, dans le développement du secteur, explique Joan Ramsay, présidente, conseil d’administration de l’ALD. La réforme de la Loi sur le droit d’auteur est essentielle au renforcement de la compétitivité de notre industrie. »

Même si le projet de loi prévoit de permettre la copie de chansons sur un lecteur MP3, les consommateurs ont été nombreux à exprimer leur mécontentement, par l’entremise notamment d’un groupe de protestation créé sur Facebook. Appelé « Fair Copyright for Canada », ce groupe, qui comptait plus de 86 000 membres (au moment de mettre sous presse), a été créé par Michael Geist, un professeur de l’Université d’Ottawa spécialisé en droit Internet. En seulement 24 heures après le dépôt du projet de loi, quelque 7 000 citoyens se sont ajoutés au groupe de pression, qui encourage ses membres à faire part à leur député de leur mécontentement.

Acheter plusieurs copies

Comme le résume Michel Solis, le projet de loi, s’il est adopté, aura pour conséquence de forcer les gens voulant copier une oeuvre protégée par un dispositif anticopie à l’acheter plusieurs fois. « Si le projet de loi rend illégal le fait d’éviter ou de contrecarrer un moyen technique visant à empêcher la copie illégale [et bien que] par ailleurs qu’il est légal de faire une copie pour son usage personnel, c’est-à-dire lecteur MP3, etc., alors si le fabricant d’un CD ou d’un DVD, etc., a inclus un moyen technique visant à empêcher la copie illégale, dans les faits, ce mécanisme empêchera aussi la copie légale! lance-t-il. Et il sera illégal de le contrecarrer pour effectuer une copie que l’on a le droit de faire, y compris une copie partielle aux fins d’enseignement, de commentaire, de critique, etc., [soit de faire un] usage équitable d’une oeuvre protégée. L’effet net est donc que des consommateurs, les universités, les conférenciers, etc. devront acheter plusieurs copies/versions des mêmes oeuvres pour les utiliser dans divers contextes. Il y a un équilibre à respecter entre les intérêts des détenteurs de droits et ceux des utilisateurs… »

En qualité de FSI, Bell Canada ne perçoit pas d’inconvénients majeurs dans le projet de loi. « C’est une loi complexe, qu’il faudra étudier avec plus d’attention, mais on peut dire pour l’instant que certains besoins ont été satisfaits à divers degrés, particulièrement pour nous, indique Jacques Bouchard, porte-parole de l’entreprise. Premièrement, la loi confirme que les FSI ne sont pas responsables des infractions qui sont commises par les utilisateurs, ce qui est un bon point. Deuxièmement, concernant les avis, le projet enchâsse dans la loi ce que nous faisons déjà, soit la transmission des avis d’infraction des détenteurs de droit vers les utilisateurs qui commettraient des infractions, ce qui va nous permettre éventuellement d’avoir des compensations pour la transmission de ces avis. [L’obligation de conserver les échanges pendant un certain temps] fait partie des aspects du projet de loi que nous devrons étudier plus en détail, pour voir comment tout ça va s’articuler et ce que ça implique pour nous. »

Le projet de loi C-61 introduit donc une plus grande sévérité au niveau de la protection du droit d’auteur, qui se rapproche de celle en vigueur aux États-Unis, où la copie, même pour une utilisation personnelle, est interdite en vertu de la loi DMCA (Digital Millennium Copyright Act) de 1998. « La loi américaine a plus de dents », confirme Lise Bertrand.

« Il y a actuellement beaucoup de pressions de la part des lobbyistes du milieu de la musique pour faire restreindre la copie privée et comme aux États-Unis la loi est plus restrictive, le gouvernement du Canada a parfois tendance à pencher du côté américain », fait noter Michel Solis.

Avenir incertain

Quoi qu’il en soit, Lise Bertrand croit qu’il y a très peu de chance que le projet de loi C-61 soit adopté, qu’elle qualifie de projet de loi opportuniste qui vise essentiellement à permettre au gouvernement en place de se faire du capital politique au sein de l’électorat, en faisant miroiter les avantages qu’il offre au niveau de la copie sur lecteur MP3 et de l’enregistrement des émissions de télé. « C’est loin d’être sûr que le projet de loi va être adopté, parce qu’il est ambitieux et controversé et qu’on a un gouvernement minoritaire, explique-t-elle. Les consultations ne vont pas commencer avant septembre et s’il y a des élections prochainement, le projet de loi va tomber et il faudra le redéposer. C’est ce qui est arrivé la dernière fois. »

Avec ou sans les nouvelles dispositions prévues par le projet C-61, le Canada bénéficie déjà d’un contexte qui protège bien les auteurs tout en offrant aux citoyens une certaine flexibilité au niveau de la copie à des fins personnelles.

« Notre loi est déjà bonne, parce qu’elle inclut les grands principes de base et qu’elle est neutre sur le plan technologique, conclut Lise Bertrand. Même si elle a été écrite en 1924, la loi est encore d’actualité. Les gouvernements ont toujours hésité à la tentation de la rendre très spécifique, peut-être que maintenant on n’a plus le choix, à cause de ce qui se passe dans l’environnement numérique. »

Alain Beaulieu est adjoint au rédacteur en chef au magazine Direction informatique.

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