L’errance des géants

Dans la chronique qui suit, l’expression « deux poids, deux mesures » n’a de sens que si le mot « poids » est relatif à une réalité trimestrielle qui s’évalue en milliards et que si le mot « mesure » signifie « mort et disparition ». Carnet de voyage en giron corpo.

Être énorme comporte ses avantages. Quand le « Chief Executive Officer » perd le Nord, il n’a qu’à faire préparer un beau PowerPoint à l’attention des actionnaires, à lancer son armée de relationnistes sur les meutes journalistiques, à rappeler la pérennité de sa vision quant au Vrai Nord et à faire mine de repartir dans cette direction. À l’inverse, si l’entreprise est petite, une telle errance signifie normalement la mort avec peu de chances de ressuscitation.

Prenez Apple. Au sortir de son adolescence, en 1984, sa mission était de changer le monde grâce à un concept original de micro-informatique, un ordi pas comme les autres appelé Macintosh, et un système d’exploitation en mode graphique qui deviendra connu, plus tard, sous l’appellation de Mac OS. Quand en 1997, Steve Job, homme de vision, de volonté, d’argent, de solutions et de contacts, revint au bercail éviter la banqueroute à son alma mater, la fabricante de Cupertino lançait des ordis à tout va, des logiciels à hue et à dia, des périphériques à gogo et se relevait mal d’un échec spectaculaire, celui du Newton, un ancêtre direct du iPhone. Il est indéniable que Gil Amelio, son P.D.G., avait, dans la foulée de ses deux prédécesseurs, Spindler et Sculley, perdu le Nord.

L’homme de poigne remit l’entreprise sur rail et revint au point de départ, celui de janvier 1984, adapta le concept aux impératifs de l’an 2000 et fonça à plein tube vers le Nord. Mais chemin faisant, il découvrit un chemin alternatif pour s’y rendre, celui de la iRévolution. Prudent, il décida néanmoins de n’y envoyer qu’une partie de ses troupes, créant ainsi un mouvement de tenaille face à l’objectif principal. Et il triompha. Aujourd’hui Apple fabrique des ordis à tout va, des logiciels à hue et à dia, des périphériques à gogo et de spectaculaires iMachins et autres iChouettes, ceux-là avec ou sans ouate infonuagique. Il est indéniable que son CEO a su garder le cap sur le Nord…

Prenez Google. Dans un monde friqué où un nom aussi « flyé » que Yahoo avait eu raison d’un nom aussi rassurant que AltaVista, elle entreprit dès 1998 de se tailler une place au palmarès des moteurs de recherche Web. Son objectif : grâce à sa techno PageRank, organiser et diriger la circulation, bien observer les usagers et en avertir ceux qui voudraient leur vendre des trucs. Il fallut au tandem directionnel Larry Page et Sergey Brin six ans avant d’y arriver avec entrée au NASDAQ. Mais en même temps, le duo mythique commença à perdre le Nord. On ne se souvient pas tous de l’ineffable kiosque GB-1001, mais on a tous entendu parlé des déboires d’Orkut (2004-2006), un système de réseautage populaire au Brésil, aux Inde, en Iran et aux États-Unis qui se retrouva, en peu de temps, associé au racisme, à l’homophobie et à la pédophilie.

On a tous essayé, à l’époque, d’obtenir un compte Gmail. Comme on l’a fait plus tard pour Waves ou pour Google+. Dois-je mentionner les Picasa, Google Earth, Maps et Street View, les Desktop Search, Scholar, Reader, Docs et Catalog, les Google Analytics, YouTube et autres Blogger, les Chrome, Chrome OS et Android ? C’est devenu fou fou; une chatte y perdrait ses minous. Il est où le Nord ? Si les Google Catalog, Video Player, Web Accelerator, Waves, Voice Search et autres Google Buzz (dois-je ajouter Google+ ?) le lui ont fait perdre, ses liquidités qui s’évaluent en milliard le lui ont fait retrouver. Ça foire ? On lâche le code dans l’Open Source, on réarrange ses colonnes de chiffres, on se réaligne la boussole et on remet le cap. Au pire, on enlève à Éric Schmidt, pourtant un grand navigateur, la barre qu’on lui avait confiée en 2001.

Prenez Microsoft. Comme son nom l’indique, sa mission est de fabriquer du logiciel micro-informatique. C’est ce qui avait amené Bill Gates en affaire et, 36 ans plus tard, c’est ce qui génère la majeure partie des revenus de l’entreprise. Ce fut d’abord l’Altair Basic, puis Xenix, DOS, Windows et, le temps d’une chicane avec IBM, OS/2 qui devint Windows NT, puis 2000, XP et alouette. En parallèle, ce furent des applications comme Word, Excel, Access, Works, SQL Server, PowerPoint, Visual Basic et bien d’autres, incluant certaines en giron Mac. Quand survint le Big Bang Internet, il n’est pas évident que Gates y vit immédiatement un chemin alternatif pour atteindre le Nord. L’engagement sur cette piste mit du temps (MSN, Internet Explorer, MSNBC, ActiveX, etc.) et se confondit quelque temps avec des initiatives un peu déboussolées. On se rappelle les DreamWorks Interactive, la ribambelle de produits ludiques tel Sidewinder, le nombre fou de souris, claviers, caméra Web, manettes, cartes, GPS et autres gugusses. J’ai encore chez moi un routeur WiFi Microsoft avec quelques cartes d’interface spécifiques à la haute vitesse câblée. Mais à chaque flop à la sauce « Microsoft Bob », Gates faisait le nécessaire pour rediriger son paquebot.

Aujourd’hui, c’est Steve Ballmer qui assume ce rôle de Grand Explorateur, Gates lui ayant confié son astrolabe. La piste vers le Nord est devenue une solide autoroute à huit voies, celle du DotNet Framework avec toutes les « microsoftitudes » de haute voltige qui savent plaire au lucratif marché corpo. C’est une autoroute tellement payante qu’elle a permis d’oublier la mission originale pour s’impliquer dans les avenues du jeu vidéo à saveur Xbox. Bref, l’Empire s’épivarde et ce pauvre Ballmer perd le Nord. Dois-je vous rappeler sa feuille de route en ce qui concerne la plateforme mobile? Née à Redmond, elle y a croupi quelques années (Win CE, Pocket PC, Win Mobile), est passée par le Kin qui, lui-même, tenait un peu du Zune, et, après quelques ratées Win Phone 7 (quel nom !!!), elle est présentement logée en Finlande chez Nokia. Mais, basta!, comme dans le cas de Windows 7, sorte de Pepto-Bismol sur l’indigestion Vista, le P.D.G. s’est ressaisi, a pompé ses trucs sur le nuage, en fait sur l’Azur, a repris le cap et… ses actionnaires sont contents. Les milliards trimestriels font drelin-drelin !

Pendant trente ans, Joe, le Roi de la patate, a servi des frites graisseuses avec des « steamés » oignon-moutarde et des « cheese all-dressed ». L’an dernier, sa fille qui étudie la diététique l’a convaincu, à force d’arguments scientifiques, d’ajouter au menu des croustilles de topinambour, des salades fraîches et des saucisses au tofu, tout en réduisant de moitié ses portions de frites. Obnubilé par le savoir moderne de sa progéniture, Joe a viré et, la semaine dernière, a dû fermer ses portes, ses clients-piliers l’ayant abandonné un à un.

Dans son cas, retrouver le Nord signifie maintenant repeindre l’échoppe, changer de cuisinier et afficher bien en Évidence : « Nouvelle administration ». Joe n’a pas eu le droit à l’errance.

P.S. – Comme vous l’avez constaté, mon texte s’est voulu léger. Avoir voulu le rendre plus lourd, un tantinet méchant, il m’aurait fallu ajouter des noms comme ceux de SAP, de HP ou d’Oracle à ces des incontournables Apple, Google et Microsoft.

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Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.

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