Quand la stratégie frappe un mur

Pourquoi, malgré les clients et les hauts dirigeants d’IBM, Tom Watson Jr, le grand patron, a-t-il quand même pu imposer le System/360 avec tout le succès que l’on sait aujourd’hui ? À cause de son sens de la stratégie ou, tout simplement, à cause de son leadership exceptionnel ? Poser la question c’est y répondre et c’est ce qu’a fait Ernest von Simson dans The Limits of Strategy, un livre qu’il a mis deux ans à bichonner et que je viens d’avoir le plaisir de lire.

Si vous travaillez dans les TI, il est plus que probable que vous ayez une idée convenable du chemin parcouru par votre industrie depuis les débuts. Certains parmi vous ont possiblement commencé à l’époque des cartes perforées, ont vu l’arrivée des rubans magnétiques, ont assisté à la prolifération exponentielle des microprocesseurs, ont vu l’envahissement Internet et observent actuellement le phénomène du réseautage social. Mais admettons que je vous demande de me pointer l’année qui a le plus marqué ces 35 ans de parcours, je parierais ma chemise que vous ne répondrez pas 1992. Et pourquoi Grand Dieu le feriez-vous ? À cette date, Unix, le PC, Windows, le Mac, Ethernet, l’imagerie, l’approche client-serveur, la mobilité, l’Échange électronique des données (EDI) et j’en passe, existaient déjà. C’est pourtant l’année charnière qu’a retenue Ernest von Simson dans son livre The Limits of Strategy, un ouvrage passionnant, bourré d’anecdotes et agréable à lire (même s’il est en anglais), qu’il vient de publier chez iUniverse (1).

M. von Simson n’est pas le premier venu. Tout au long de la révolution informatique des 35 dernières années, il a été assis aux premières loges et il a parlé entre quatre yeux avec tous les joueurs importants, ceux qu’il a considérés comme étant significatifs. Son entreprise de 1970, The Research Board, a été vendue au Gartner Group en 1999 et depuis, il dirige la firme de recherche Ostriker von Simson.

En 1992, rappelle l’éminent chercheur, un séisme frappa les quatre entreprises informatiques les plus crédibles dans l’esprit des gens d’affaires: DEC, HP, IBM et Wang. Entre juillet et décembre, le fondateur de DEC (Digital Equipment Corp.), Ken Olsen, et le P.D.G. de Hewlett-Packard, John Young, se firent montrer la porte, Wang Labs fit faillite à la grande honte de son président fondateur Ann Wang, et IBM publia des résultats tellement décevants, une première dans son histoire, que son P.D.G., John Akers, fut contraint de démissionner… sans bonus.

Pourquoi une telle hécatombe ? De prime abord, si on se fie aux apparences, parce que cinq jeunes P.D.G. visionnaires aux crocs bien effilés avaient « immolé » l’industrie de l’informatique départementale basée sur les mini-ordinateurs soit Larry Ellison (Oracle), Scott McNealy (Sun), Bill Gates (Microsoft), Steve Jobs (Apple) et Michael Dell (Dell).

Mais en réalité, la déconfiture de quatre grands chevaliers de l’industrie, des hommes compétents, expérimentés et respectés, fut rendue possible par leur réaction face aux changements perturbateurs survenus dans les technologies, dans la structure des coûts, dans les modèles d’affaires et dans les comportements de marché. En gros, les P.D.G. ont agi en stratèges au lieu d’imposer leur leadership dans la recherche d’une solution aussi nouvelle que l’était le problème. Ils n’ont pas su bondir vers l’avant au moment où il le fallait, préférant le confort de leur expérience et de leurs solides connaissances en stratégie d’entreprise.

Ce n’est pas tout d’avoir une vision, explique M. van Simson. Les quatre P.D.G. déchus en avaient une qui était rassurante. Ils comprenaient parfaitement bien le potentiel du microprocesseur. Pourtant, ils n’ont su s’y adapter et leur entreprise a raté le virage, Wang et DEC de façon probablement pire que les deux autres. J’entends encore Fred Wang (le fils du docteur Ann) m’expliquer ici même à Montréal que ses clients étaient « parfaitement satisfaits » du très onéreux système bureautique Wang, notamment en raison de son immense potentiel d’archivage par imagerie. Mais au même moment, Compaq, la belle boîte de Rod Canion, proliférait en entreprise !

Et qui dit changements perturbateurs dit nouvelle concurrence pas comme les autres, un phénomène qui arrive à aveugler les grands industriels. Ainsi, tandis qu’IBM faisait la guerre à Fujitsu et Hitachi sur le front des ordinateurs centraux et que DEC en faisait autant avec Wang et Data General sur celui des ordinateurs départementaux, personne n’a vraiment vu venir la nouvelle engeance de concurrence représentée par Compaq et Sun, des débris de glace inoffensifs pour le Titanic, croyait-on. Ernest von Simson cite notamment le cas de Tandem et Cullinet, deux fabricantes hautement respectées en raison de la grande qualité de leurs produits, qui, à cette époque, perdirent leur bataille contre deux nouveaux venus (relativement à eux), Sun Microsystems et Oracle.

Par ailleurs, soutien M. van Simson il arrive que culture d’entreprise rime avec camisole de force. Le plus bel exemple est IBM qui a perdu la guerre de marché l’opposant à Microsoft (PC-DOS vs MS-DOS, OS/2 vs Win NT, PC vs PS/2, etc.) Tandis que l’entreprise de Bill Gates répondait aux exigences d’un marché évoluant au gré du consommateur (pour parler en euphémisme), la Grande Bleue, malgré le vent de changement (sauce pérestroïka) qui s’était mis à souffler sur Armonk, NY, dans la seconde moitié des années 80, continuait de n’écouter que sa clientèle feutrée traditionnelle, celle de la grande entreprise, une déformation fatale qui l’a claquemurée loin des échoppes grand public. Quand, finalement elle a vraiment voulu s’y tailler une place, il était trop tard, le mal était fait. Vous vous souvenez du ValuePoint ?

Dans la même foulée, les entreprises ont beau jouir d’une force de vente hors pair, il arrive que celle-ci devienne un facteur de résistance au changement, c’est-à-dire de résistance aux efforts d’innovation, des efforts essentiels à la survie de l’entreprise, et aux modalités conséquentes quant aux nouveaux processus de vente et de distribution. On ne vend pas et on ne tire pas profit de la vente d’un PC comme on le fait pour celle d’un System/38 ou d’un AS/400. C’est un autre monde. Un monde insécurisant. Persuader sa force de vente de se lancer à fond de train sur une avenue balisée de repaires inconnus nécessite un leadership du tonnerre de Dieu !

Les changements technos perturbateurs comportent leur lot de problème de gestion, certains très délicats, dont celui d’une nouvelle structure de coûts. DEC et Wang, encore une fois les deux pires, ne se sont pas plantés parce qu’elles n’ont pas vu venir les hordes micro-informatiques, bien au contraire. Parenthèse: mon premier PC 386 était un Exec Plus de Wang. Ouin !

Essentiellement, ces géantes ont coulé corps et biens parce qu’elles n’ont jamais pu arriver à abaisser leurs coûts de vente et de R&D à un niveau viable, soit entre 10 et 15 % des revenus. Pour des raisons similaires, plus personne, de nos jours, ne fabrique des ordinateurs ou des composantes microélectroniques en Amérique ou en Europe.

Dans son analyse, Ernest von Simson aborde également l’obligation à laquelle on ne se soumet pas toujours, celle de se débarrasser d’un P.D.G. qui n’a plus le doigté nécessaire, un geste fort périlleux et lourd de conséquences. Mais éviter de le faire peut parfois être pire. Dans le cas de Wang et de DEC, on ne l’a pas fait et ce fut fatal. Dans les autres, notamment, IBM, on l’a fait et l’entreprise a pu recommencer à gravir les marches deux par deux. On pourrait en dire autant d’Apple qui a mis Steve Jobs à la porte en 1985 (il n’est revenu qu’en 1996). Des cas plus récents impliquent, par exemple, Carly Fiorina ou Mark Hurd, tous deux ci-devant P.D.G. de HP.

Incidemment, explique l’auteur, les premiers grands champions de la micro, les Apple, Commodore et Radio Shack se sont tous fait damer le pion par des petits nouveaux (Compaq et Dell notamment) pour s’être collé à leur modèle d’affaires dépassé. On n’était plus au temps des panoplies HeatKit annoncées dans le Popular Mécanic ou de leur équivalent en boutique spécialisée, mais à celui de la fourniture juste à temps dans un contexte universel avec le moins possible d’irritants de type « propriétaires ». Il aurait fallu pouvoir sauter de sa branche au bon moment.

Naviguer sans sombrer dans cette mouvance constante, des changements parfois prévus, parfois évitables, parfois impromptus, parfois virulents, parfois mortels, implique qu’il faille savoir faire preuve d’un leadership exceptionnel, qu’il faille agir en acrobate pour sauter dans le vide au bon moment, cette fraction de seconde où il sera possible de saisir les mains d’un partenaire. Qui plus est, il faut être en mesure d’agir, ou de réagir, autrement qu’on ne l’a fait avec succès par le passé, qualité des plus créative qui n’est pas donnée à tout le monde.

Ce qui signifie que la plupart des stratégies connues, celles qu’un P.D.G. pourra tenter, seront illusoires face à perturbation majeure apportée par une nouvelle technologie. On se retrouve devant du flambant neuf où il faut imaginer, en un clic ou presque, un nouveau modèle d’affaires et une nouvelle discipline de gestion.

C’est à ce point précis que la stratégie frappe son mur et que l’emporte le leadership.

Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.

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