Les jeunes manquent-ils d’émerveillement pour l’informatique?

On déplore partout le fait que les jeunes ne se précipitent pas vers les carrières informatiques. Est-ce la dose d’émerveillement nécessaire qui n’est plus présente? Est-ce que l’informatique est devenue trop banale? Voici mon parcours.

Mon titre vous a peut-être accroché. C’est qu’il pose une question qui vous intéresse, vous lecteurs de Direction Informatique, et à laquelle je vais tenter de répondre en commençant par une méticuleuse mise en situation. Il va me falloir vous parler de ma propre faculté d’émerveillement, faculté qui grâce à la techno a été abondamment sollicitée au cours des trente dernières années. En voici un rapide (…!) survol.

• 1979 : Je réalise un sondage pour le compte du CRSSS de ma région et je passe des heures à bien le ficeler avec un « analyste-programmeur ». Au terme, le gars me remet une boîte pleine de cartes perforées accompagnée d’un paquet de grandes feuilles à bretelle avec tous mes résultats imprimés par l’OOOOrdinateur. Je n’en reviens pas! Maudissant la vie m’ayant fait si nul en maths, ce qui m’empêche d’aller étudier l’informatique, cette science si flyée qui permet de faire intervenir des questions les unes sur les autres, je passe à autre chose. Mais j’ai la bibitte!

• 1981 : Je me fais installer au travail un meuble en mélamine blanche gros comme un bahut de salle à manger dans lequel ronronne un « ordinateur » sous CP/M. Personne n’arrive vraiment à le faire fonctionner, mais à chaque fois que l’on passe devant, on se prête à un moment de recueillement. Parfois, on se place à côté et on se fait photographier. Imaginez l’importance de mon statut! « J’AI un ordinateur! »

• 1982 : Au lieu d’une secrétaire, être vivant nanti d’un caractère (avec lequel il faut composer) et d’une Selectric II d’IBM, je dispose d’une machine à traitement de texte Xerox qui affiche quatre lignes. Je dis bien « quatre »! Quelle merveille! Je prends parfois la pause et, pipe à la gueule, l’air juste assez blasé, j’adore alors répéter avoir « effectué mon virage technologique ». Les gens me regardent comme si j’étais une sorte de cyborg possiblement contagieux.

• 1984 : Je débourse près de 6 000 $ pour un Mac 128, un lecteur de disquettes externe de 400 Ko, une imprimante matricielle ImageWriter et une valise en tissus rembourrée. J’ai vraiment l’impression de posséder (à crédit) un bien fabuleux, un trésor mirifique, et je ne laisse personne s’en approcher. J’adore particulièrement répondre « oui » quand on me demande « c’est-tu ça, un computer? » Ma passe préférée pour impressionner les beaufs est de sélectionner mon texte, d’aller au menu « Font » de MacWrite et de choisir la police Dingbat (des petits dessins au lieu des caractères). Je leur soutiens alors, aux beaufs, que « comme codage sécuritaire pour l’information, on ne fait pas mieux! »

• 1985 : Un samaritain que je ne connais à peu près pas, Richard Brandow, se démerde par modem pour se procurer des États-Unis un logiciel utilitaire grâce auquel il me devient possible de récupérer un article représentant trois jours de travail qui a malencontreusement été détruit dans mon Mac. C’est un dimanche soir et le rédac’chef s’attend à avoir ma pile de feuillets imprimés sur son bureau le lundi matin à la première heure. Je n’en reviens pas : par lien téléphonique, on arrive à dénicher de nulle part un outil grâce auquel le « disparu » peut refaire surface. En désordre, les paragraphes tout mêlés, et sans accents, le haut ASCII ne passant pas, mais en totalité! Quel monde fascinant que celui de la cybernétique!

• 1986 : Apple Canada prête au canard où je travaille un Mac II et une LaserWriter, une valeur de près de 14 000 $. J’en hérite, mon patron étant un amateur éclairé de PC 286 sur fond d’écran vert de marque Televideo. À l’époque, des gens viennent chez moi admirer la bête. Ils me font notamment activer le jeu de touches qui permet à « ma » curiosité révolutionnaire d’afficher son million quelques couleurs dans une séquence plein écran. Et que dire de « ma » laser qui abat du 300 points au pouce en PostScript? Wow! J’ai vraiment l’impression d’être la personne la plus importante de Montréal.

• 1987 : Une amie qui travaille chez Wang me permet d’acheter au prix des employés, un des premiers PC 386 en ville. Faut voir le monstre avec lequel j’apprends à me familiariser avec le DOS de Microsoft et avec les premières moutures de Windows, de WordPerfect et, un peu plus tard, de Wolfenstein. Je suis tellement fier de maîtriser un vrai ordinateur pour homme où je peux taper des « echo off » et des « copy con autoexec.bat » et autres « cd backslash » que j’en parle partout. Les gens commencent à changer de trottoir quand ils me voient arriver sur la rue.

• 1988 : Je n’ai plus qu’un seul sujet de conversation. Je fabrique un petit magazine industriel avec un Mac Plus (écran monochrome de 9 pouces en diagonale) boosté à 4 Mo de RAM avec carte d’accélération (qui se prend pour un processeur 68030 de Motorola), une bricole de pas loin 4 000 $, la « vieille » LaserWriter ci-haut mentionnée et une version méticuleusement piratée de Aldus PageMaker (l’ancêtre d’Adobe InDesign). Ce qui m’émerveille, c’est qu’avec « rien dans les mains, rien dans les poches et tout dans la tête », j’arrive à fabriquer un vrai produit de type offset. Dire qu’il y a à peine huit ans, je contribuais fièrement à la fabrication d’un hebdo régional avec des galets et des pots de colle. Dieu que je suis devenu hi-tech! Rien qu’à y penser, je salive.

• 1989 : Un visionnaire qui enseigne à l’UQAM, Michel Cartier, m’explique un truc inimaginable. Aux États-Unis, soutient-il, une sorte de méga réseau d’ordinateurs serait en train d’être mis en place partout dans le monde militaire, gouvernemental et universitaire. Au terme, il pourra être possible – c’est à voir – à M. Mme Tout le Monde d’y accéder. Ouh-là! On nage en pleine science-fiction. L’article qui découle de ces révélations a peine à passer où je travaille. On me demande de garantir que mon professeur n’est pas un hurluberlu. En ce sens, mon premier texte sur Internet (qui ne s’appelait pas encore ainsi) passe par la peau des fesses. Vous imaginez mon stress!

• 1990 : Debbie, une Montréalaise paralysée presque en totalité, arrive à dicter sa thèse de maîtrise à un PC en se servant d’un logiciel bostonnais appelé Dragon Dictate. Vous dire que je suis impressionné est un gros euphémisme. C’est le début d’une longue quête où je voudrai tester la totalité de ces produits, incluant, bien des années plus tard, Via Voice d’IBM. Quelle techno impressionnante! Du pur StarTreck : « Computer, prepare for take off ! »

• 1991 : Creative Lab me prête, le temps d’un article, une panoplie incroyable. C’est un ensemble de gugusses multimédias incluant un… lecteur de CD-ROM (les vieux informaticiens prononcent alors avec respect « see-dee-râmmmmm ») dans lequel on peut insérer un CD musical. Le PC est devenu une machine à musique. Pour un certain temps, Pink Floyd jouera dans de mauvais haut-parleurs de PC. Si le son était médiocre, il n’en demeure pas moins qu’il s’agissait de stéréophonie générée par ordinateur, ce qui n’était pas rien.

• 1992 : Émerveillement des émerveillements, j’arrive à me procurer une LaserJet 4 flambant neuve de Hewlett-Packard, une lourdissime imprimante qui fait du … 600 points au pouce, cela, tenez-vous bien, à sept pages à la minute. Incroyable! (Le prix supérieur à 3 000 $ l’est également…). Je suis tellement fier de ce périphérique fabuleux que dans mon for intérieur, j’aimerais qu’apparaisse sur chaque page la mention « imprimée sur ma LaserJet 4 ». Quelle pièce de choix dans un bureau maison!

• 1993 : On me prête un Newton, ce dispositif numérique personnel ayant la faculté de reconnaître l’écriture, qu’Apple a lancé au MacWorld de Boston. Vous dire les heures que j’ai consacrées à ce brillant gadget, vous ne me croiriez pas. Dans ma tête, il est devenu clair que d’ici l’an 2000, tous les ordis reconnaîtront la calligraphie personnelle de tout un chacun et le clavier deviendra une bricole optionnelle. C’est du moins ce que j’affirme dans de brillants articles.

• 1994 : C’est l’année de mon fameux 486DX2/50, un PC fumant de puissance dans lequel j’utilise Windows 3.1 un produit qui me laisse un peu sur ma faim, moi l’utilisateur chevronné de Mac. Ce gros PC est tellement puissant que je le préfère à mon Mac II VX, possiblement le pire ordinateur que je n’ai jamais acheté. Tellement que c’est à ce moment que je deviens un transfuge documenté du Mac vers le PC. Ô trahison!

• 1995 : Tout commence à se bousculer dans ma capacité d’émerveillement : arrivée des vrais gros Pentium, de Windows 95, de NT 3.5, d’Office 95, de Java, début du Net (je le teste avec Mosaic et je capote littéralement) et du fureteur Netscape. On me parle d’Amazon et de Ebay. Mais en même temps, trop de mauvais produits commencent à polluer mon petit environnement : les Mac sont de pire en pire, les PC de plus en plus difficiles à optimiser (vous vous souvenez de QEMM, de Partition Magiq, de Clean Sweep?), les imprimantes de plus en plus laides (vous vous rappelez les premières « jet d’encre » couleur?) et ainsi de suite. Que dire d’autres, sinon que 1995, c’est l’année de Microsoft Bob?

• 1996 : Je fais un banc d’essai avec tous les appareils photo numériques que je peux emprunter des fabricants et, pompeusement, je prédis qu’en moins de dix ans, la photo sur négatif va disparaître. Tout le temps que durera mon vif émerveillement envers cette technologie, je sévirai partout avec un appareil photo en main. Il en sera ainsi jusqu’au jour où je constaterai que dans un party de 25 personnes, on peut facilement compter 20 preneurs de photos qui se font tous un devoir d’envoyer à tout le monde leurs clichés par courriel. O tempora, o mores!

• 1997-2001 : C’est une période de grisaille où on ne me parle que de drabe commerce électronique, de dot-com, du bogue de l’an 2000, de mauvais produits; rien vraiment ne m’excite. Je songe même à abandonner le métier. Seul Windows 2000 vient un peu raviver ma flamme. Il y a quand même de l’espoir!

• 2001 : Je redeviens fou à lier. Je viens de découvrir iTunes, le iPod et le phénomène MP3 tel que popularisé par Apple. En l’espace de six mois, je me télécharge illégalement quasiment 10000 pièces musicales, des pièces m’ayant intéressé dans mon parcours de vie; là-dedans j’inclus ma collection de mille quelques CD que j’ai convertie. C’est ainsi que l’on faisait à cette époque précurseur du iTunes Music Store. La même année, je découvre également iMovie, un logiciel Apple permettant, entre autres, de faire de petits films avec mes innombrables photos de famille. Je consacre à cette activité mirobolante tellement d’heures que j’ai arrêté de les compter. Je le répète, je suis devenu fou à lier. Si aujourd’hui, j’ai un peu décroché, je demeure néanmoins émerveillé par le phénomène de démocratisation des outils de production multimédia que ces deux produits sous-tendent.

• Depuis : Je passe sous silence iPhotos et iDVD, deux compléments à iMovie et iTunes qui m’ont laissé perplexe. Je glisse également sur Win XP et Win Vista. En fait, je ne retiens de cette période où tout est devenu plus rapide, plus puissant, plus kioute et moins cher, où les blocs-notes se sont finalement imposés (les subnotebooks itou), où le nuage est devenu une alternative informatique crédible et où le ThinkPad, mon bloc-notes de prédilection, est passé chez la Chinoise Lenovo, je ne retiens, dis-je, que deux gros facteurs à mon émerveillement.

Primo, le iPhone. Mettons qu’en carrière, cet appareil est un des rares à m’avoir frappé aussi fort dans l’occiput. Même en vous écrivant cette chronique, je n’en reviens pas encore et j’aimerais pouvoir ne produire que des textes traitant de ce phénoménal produit. Sauf que…

Secundo, cette capacité qu’ont désormais les journalistes comme moi, de participer à une présentation de produits où on prend des photos, on tape du texte, on explique et on reçoit des commentaires, tout cela instantanément, en simultané, sur un blogue. Pour le moins, c’est une pratique qui vient de redéfinir la profession, mais je ne suis pas certain qu’elle soit… bonne pour la santé.

En conclusion, force m’est de constater qu’au cours de ces trente dernières années, j’ai été constamment émerveillé. À l’époque, ce furent les cartes perforées et leurs possibilités, aujourd’hui c’est le iPhone, le « tethering » et le AppStore. Là-dedans, j’ai gagné ma vie en utilisant des produits aussi tripants qu’un Mac 128, qu’un 386SX, que Windows 98SE, et qu’Internet Explorer 3. C’est comme si les marches, d’une prouesse techno à l’autre, avaient été suffisamment espacées et importantes pour que j’aie non seulement le temps de les voir arriver et se mettre en place, mais pour que j’aie également celui de triper très fort.

Quand je pense à ces enfants, à ces ados, à ces jeunes adultes, pour qui le premier contact, à vie, avec la techno aura été un iPod touch, un Zune ou une console Wii, un ordi portatif sous Mac OS X, un Core 2 Duo sous Vista 64, un cellulaire avec appareil photo de 3 mégapixels et j’en passe, je me dis qu’ils n’ont pas vu tout ce bazar se mettre en place. Ils font partie d’une société numérisée (la « iSociété ») où l’essentiel de l’important semble d’être sur Facebook, Twitter et les autres sites de réseautage. Je ne les imagine pas en train de bizouner dans QEMM…

Ainsi, ils sont incapables d’étonnement quand ils voient un quadricoeur avec écran 20 pouces ACL être vendu en grande surface à moins de 800 $, taxes comprises, quand ils voient Picasa leur mettre en ligne un diaporama des photos prises, il y a une heure, dans un party de bière, quand ils peuvent, sans contraintes (surtout pas celles de leurs parents) sévir dans un cloaque virtuel qu’ils se sont patiemment créé, quand ils peuvent, sans aide, imprimer n’importe quoi sur du papier photo et graver n’importe quoi sur un DVD vierge, quand ils peuvent, en trente clics, se créer un blogue (avec moteur de recherche Google) et publier leurs opinions, ou quand ils peuvent dénicher et faire cybercirculer, en moins de trente secondes, la pire photo de la pire représentation de la pire des incarnations de l’humanité.

Cette progression dans un émerveillement constant que j’ai tenté de vous décrire est devenue, pour eux, quelque chose de banal, un acquis dont on ne remarque plus la présence; on ne s’étonne plus de rien. C’est là un phénomène semblable à cette banalisation de la corruption politique, de la prévarication qui sévit dans une certaine administration publique, de la criminalité qui entache la profession de conseiller en finance, de la bêtise qui semble caractériser les relations de travail et ainsi de suite. C’est devenu lassant et on s’en fiche.

Après, on se demande pourquoi les écoles éprouvent autant de difficultés à attirer ces jeunes vers l’informatique. C’est peut-être qu’ils n’en ont rien à cirer, les jeunes, puisqu’ils s’en servent dans leur quotidien comme moi, à leur âge, j’utilisais des culottes de neige et des mitaines pour aller jouer dehors. Pas plus, pas moins!

Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.

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