Le phénomène blogue tire à sa fin

Si les blogues favorisent l’interactivité entre les auteurs et les lecteurs, il arrive que certains échanges de commentaires tournent au vinaigre, poussant des fidèles à quitter la barque. À terme, assistera-t-on à une implosion de la blogosphère?

Treize ans ont passé depuis la mise en ligne de mon premier site Web, une somme d’erreurs aussi colossale que pathétique (à mes yeux de 2008) qui, à l’époque, s’était imposée dans ma pratique professionnelle avec le plus strident des caractères d’urgence. Effectivement, à défaut de pouvoir m’aménager une « vitrine sur le Web », je ne pourrais continuer à gagner ma vie; tous les experts de Cisco, de Microsoft, de Sun et d’IBM me l’ahanaient à grands coups de dîners d’affaires. Seigneur!

Conçu comme carte professionnelle apte à me tartiner de crédibilité techno, une carte optimisée pour la version 0.9 de Netscape, ledit site devint, dès 1996, un reposoir, une cyberbiblio, de toute ma production d’articles, avec moteur de recherche en CGI et tout le saint-frusquin. Et bien de mon temps, j’y ajoutai, en 1999, un outil terrifiant appelé « forum » qui m’amena dans les eaux périlleuses des 5 000 pages vues par jour.

De webmestre à blogueur

Depuis novembre 2005, je suis blogueur professionnel sur une base quotidienne, ce qui est beaucoup moins de travail (pas de codage HTML à me taper…), tout en me permettant de combler, sauf exception, ma constante fringale de communiquer. Sans être dans la lignée « mes tripes ressentent, donc je pense, fait que j’émets », je continue à produire des « chroniques » (par opposition à des « reportages ») impliquant recherche et entrevues. Je parle néanmoins à la première personne et il m’arrive de jeter l’anathème sur la cupidité de Rogers, l’incompétence de Bell, le capitalisme de Google ou le laxisme de Microsoft. Des gens me font l’honneur de me lire et certains se font un devoir de me faire connaître leurs réactions.

En 1996, ils le faisaient en se servant du courriel, en 2000 en utilisant mon forum et aujourd’hui, en cliquant dans l’outil de commentaires particulier au blogiciel WordPress. Suis-je plus lu? Non! Plus pertinent? Que nenni! Plus crédible? L’ai-je déjà été vraiment? Plus influent? Vous voulez rire! Plus libre? Pantoute! Plus au goût du jour? Assurément!

Juste un mot pour vous dire que…

Pourtant, par courriel, forum ou blogiciel, on m’a toujours félicité, remercié, nuancé, critiqué et engueulé. On a régulièrement ajouté des points que j’avais oubliés dans mes analyses. En ce sens, on a complété mes articles. Il est aussi arrivé que l’on m’ait démontré avoir été à côté de la coche, ou à l’inverse, d’avoir été très pointu dans la coche. Depuis 1996, des fous m’ont menacé par courriel, des idiots ont publié leurs inepties sur mon forum, des trolls ont semé la zizanie sur mon blogue. À chaque fois, il a fallu réagir, détruire, réparer, parer.

On peut ainsi dire que je fonctionne avec un système de rétroaction constante depuis douze ans. Est-ce que cela fait de moi un meilleur journaliste? Oui et non! Non, parce que j’ai des collègues très difficiles à rejoindre, même par téléphone, qui écrivent de meilleurs papiers que moi. Oui, parce que je déploie des efforts considérables pour savoir ce que pensent mes lecteurs. Tant mieux pour moi.

Tout cela pour dire que je chemine, que je m’adapte, mais que je caresse toujours les mêmes objectifs : rendre accessible au maximum ce que j’écris et en obtenir une salutaire rétroaction. Or, je suis parfaitement conscient que la chronique-blogue, telle que je l’exerce présentement, est un phénomène qui tire à sa fin. Je sais, je sens, je petit-doigtise, que bientôt, possiblement en 2009, au plus tard en 2010, il me faudra changer de moyen, il me faudra passer à autre chose pour continuer de prendre mon pied à écrire des articles technos. Pourquoi? Parce que les gens commencent à en avoir assez. Pas tous les gens, bien sûr. Parlons plutôt des utilisateurs précoces, ces « early adopters » qui achèvent de quitter et des « fidèles » de la deuxième vague qui commencent à manifester de la grogne.

Commentaires au vinaigre concentré

Pour me comprendre, imaginez que j’écrive sur le gratuiciel Irfanview et que j’en dise du bien. Dans les commentaires qui suivront, on retrouvera quelques remarques d’approbation ou de nuance, mais, très rapidement, quelques petits concentrés de vinaigre.

Ben beau, mais c’est écrit avec du code propriétaire, c’est pas Open Source et ça tourne rien que sous Windows!

Eh, chose, tu vas pas encore nous faire suer avec Linux?

Sur Mac, y a iPhoto qui fait ça en mieux!

Gang de fanatiques, 90 % du monde sont sous Windows, allumez!

C’est pas parce que 90 % des gens ne connaissent pas mieux qu’il me faut être cave moi aussi!

Méchante arrogance! Faudrait que Nelson commence à modérer ce blogue qui ne s’en va nulle part!

Justement, le monde, Nelson a parlé d’Irfanview, pas de Linux qui va plus loin que le Mac OS X qui est meilleur que Windows. Y a-t-y moyen de revenir au sujet?

Y a quand même des normes, des façons de faire, et Microsoft ne respecte rien.

Etc.

Je constate que de plus en plus, tout devient prétexte à des affrontements. Si sur le mien de blogue, les gens continuent, pour l’instant, d’échanger de façon généralement civilisée bien que trop souvent à côté du sujet, j’ai des collègues qui n’ont malheureusement pas ma chance. Cachés derrière des pseudos acceptés bêtement par les serveurs de blogues, les gens tendent à ne plus faire preuve de retenue. Ils tapent l’injure ou la digression, ils cliquent sur le bouton et c’est fait. Si naguère, l’essentiel des commentaires suscités par une chronique étaient pertinents, voire utiles, c’est de moins en moins le cas. Un de mes textes a récemment obtenu 270 commentaires dont moins de la moitié étaient relatifs au sujet en rubrique. Imaginez l’agacement des visiteurs soucieux d’info pertinente. J’ai reçu des courriels témoignant de leur déception. Trop de « bla-bla superflu », info perdue dans une « mare d’inutilités émotives », etc.

D’un côté, des usagers rapides sur la gâchette et peu bienséants forment une communauté d’intérêt, un noyau d’intervenant dits « réguliers » et, quotidiennement, quel que soit le sujet de mon écriture, ils auront un point de vue qu’ils publieront, un point de vue parfois constructif. Bien entendu, certains en profitent pour turlupiner autrui. Ils se sont créé un cyberpersonnage, au fil des semaines, leur pseudonyme a été revêtu d’une personnalité parfois redoutable, et ils interviennent. Ne pas le faire pourrait nuire au statut de leur pseudo.

D’un autre côté, la catégorie d’usagers qui ne recherche que de l’info, qui n’a pas de temps à perdre à se chicaner, tend ainsi à rétrécir, à quitter le bateau. Certains ont même recommencé à communiquer avec moi par courriel. S’ils continuent à lire mes billets, ils ne prêtent presque plus attention aux commentaires. Ce qu’ils me disent – je vous cite quelques termes utilisés – c’est que l’anonymat des intervenants, ce qui est de rigueur sur le Web, est en train de transformer la blogosphère, du moins la « commerciale », celle qu’entretiennent de plus en plus les grands médias, en « cirque », en « ligne ouverte », en « mauvais populisme », en « concentré de bêtises », bref en « perte de temps ».

Dieu merci, ce n’est pas encore le cas chez moi. Mais je vois ce qui se passe sur certains blogues et je frémis. Mon petit nombril ressent que cette situation est à pourfendre? Crac! Je m’y emploie illico en appuyant très très fort sur le cybermarqueur jaune. Mon petit ego a besoin d’être à la tête des 10 derniers commentaires? Clic! C’est fait avec un texte inutile, idiot, mal écrit et illustré de trois « smily ». Mon petit moi n’a d’autre façon d’exulter que par le truchement de son pseudo? Pouf! Voici un commentaire hors sujet qui n’apprend rien à personne.

La modération a-t-elle meilleur goût?

La solution la plus évidente s’appelle « modération ». Sauf qu’elle est impossible. Par essence, les blogues fonctionnent en mode 7-24 et les fous, les excités, les malicieux, sévissent parfois la nuit, parfois les fins de semaine. Si on me paie pour écrire sur un blogue, je veux bien y jeter un oeil le samedi matin en lisant mes nouvelles, idem pour le dimanche soir avant d’aller me coucher. Mais ne me demandez pas de m’y impliquer, arbitrer, rabrouer, répondre, réexpliquer, détruire le pseudo d’un fauteur de trouble, effacer un commentaire raciste, censurer des propos offensants, etc., bref de jouer au « wikipompier » ou au « col bleugue ». Je l’ai fait du temps de mon forum et il me fallait au moins 25 heures semaine en dehors des heures d’ouvrage pour y arriver.

Connaissant ainsi le prix à payer sur ma qualité de vie, je modère mon blogue « un petit peu », quand il le faut vraiment, cela sans prendre trop de temps avec les gants blancs. Il m’est ainsi arrivé de commettre une injustice. Pour être honnête, c’est une activité aussi bénévole qu’essentielle que je déteste particulièrement exercer. Mais ça, c’est moi. J’ai des collègues qui en font plus, d’autres, la grande majorité, qui en font moins.

Comme l’entreprise de presse propriétaire des blogues, dont le mien fait partie, n’a pas de modérateur (ce qui est conforme à la pratique de l’industrie), et comme les blogueurs ne veulent pas trop s’adonner à ce type d’activité, il en résulte que les notions de délicatesse, politesse, nuance, à-propos et utilité s’estompent, entraînant avec elles une masse d’usagers, essentiellement des gens bien articulés dont s’enorgueillissent habituellement les blogueurs. Et ils vont où, ces gens déçus, tannés, frustrés? Ceux qui veulent bien me répondre me disent ne pas le savoir, tout en me précisant détester tout autant les systèmes de réseautage social, un « phénomène passager » dont la marque de commerce leur paraît être celle d’un « nombrilisme inutile ».

Pour l’instant, il y a de tout dans la grosse blogosphère, celle qui reçoit de la pub et des visiteurs en quantité industrielle (je ne vise pas nécessairement celle de ces millions de citoyens qui, grâce à des produits comme Blogger de Google, ont pris la parole, bien que…) : à un extrême, des prestations fouillées, léchées et utiles, sur lesquelles réagissent des gens civilisés et renseignés, à un autre, des textes émotifs, peu réfléchis, sur lesquels s’acharnent une meute exacerbée et intolérante. Ici, jamais moins de 200 commentaires, là jamais plus de trois. Entre toutes ces possibilités, « 256 teintes de gris », comme on disait dans les années 1980! On fait comment pour trier le bon grain de l’ivraie?

À ce qu’on me dit, la situation évolue rapidement et pas pour le mieux. Si vous avez suivi l’affaire McCartney dans le cadre du 400e de Québec, vous savez à quoi je fais référence. Où est-ce que ça s’en va? Peut-être vers une récupération commerciale accrue des blogues les plus visités à la manière des lignes ouvertes sur les ondes de certaines radios privées. Peut-être vers une désaffection des internautes au profit de quelque chose de nouveau, de moins frustrant, de plus utile. Et là, je n’ai pas de boule de cristal pour vous offrir des précisions.

Ma seule certitude, c’est qu’à court ou moyen terme, je devrai changer de moyen pour continuer à m’amuser en écrivant sur la technologie.

Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.

Des commentaires?

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