Le paradoxe actuellement insoluble de l’informatique sociosanitaire

On peut croire qu’avec le progrès informatique, la gestion du réseau québécois de la santé ira en se bonifiant et que ses innombrables manifestations n’en seront que plus efficaces. Permettez au soussigné d’en douter.

S’il se donnait des cours de « conseil informatique 101 », on apprendrait qu’avant d’implanter quelque système informatique que ce soit, il faut d’abord jouir d’une vision administrative claire et disposer d’objectifs à long terme précis. À défaut, on ne fait que gaspiller des sous et perdre du temps.

Seigneur! Comment produire cette chronique, moi, le plus patient des proches de patients, à qui les autorités de cette publication ont commandé une réflexion sur le paradoxal bordel qui caractérise le réseau québécois de la santé? « Paradoxal bordel » Dans ma vie de journaliste techno, au demeurant « schlic-schlaqueur » d’une « carte soleil », j’y ai été témoin du meilleur comme du pire sur le plan informatique.

Côté meilleur, j’ai vu un toubib montréalais attaquer au laser les métastases débutantes d’un cerveau humain et guérir le malheureux pour qui les jours étaient comptés, cela grâce à un appareillage informatique d’avant-garde! J’en ai vu un autre poser un diagnostic très pointu sur une pathologie dont la victime se trouvait, en temps réel, fibre optique oblige, dans un hôpital 500 kilomètres plus à l’est. J’ai vu une équipe du l’Hôpital général de Montréal accueillir ma blonde, lui sauver la vie et la retourner au travail, trois mois plus tard, sans qu’elle ne présente de séquelles d’aucune sorte; merci, mille mercis, aux pros des TI qui ont précédé et rendu possible l’expression d’une telle compétence médicale! Je suis convaincu que si nous nous retrouvions autour d’une bière, nous aurions bien d’autres anecdotes de ce genre à partager, des récits souvent émouvants mettant en relief la grande expertise de nos professionnels de la santé et des TI.

Ce qui me rappelle certains vieux papiers, des articles tartinés d’admiration, que j’ai pu écrire en carrière : numérisation des dossiers patients, arrivé imminente de desdits dossiers sur des cartes à puce, utilisation sociosanitaire de tablettes PC, dons d’équipement permettant à tel ou tel centre hospitalier québécois de « prendre le leadership en R&D », etc. Tout cela pour dire que dans notre réseau de la santé, il existe de remarquables systèmes informatiques avec plein d’experts qui savent en tirer profit pour notre plus grand bénéfice.

Mais il y a l’autre côté du tableau. Dans ma vie de matricule à la RAMQ, je me suis retrouvé, l’autre jour, dans une « clinique externe » (Anglicisme), en compagnie d’une vingtaine de personnes ayant en commun le fait d’avoir été convoquées à neuf heures pile. Même logique, mardi dernier,  alors que mon gamin a dû attendre plus de dix heures, à jeun, avant de passer au bistouri; nous étions pourtant arrivés précisément  à l’heure convenue. Et l’été dernier, une amie que j’accompagnais à l’urgence (intoxication alimentaire avec fièvre et tout le tremblement), s’est fait dire, après douze heures d’attente qui ont été ponctuées de vomissements et de geignements, qu’elle ne pourrait rencontrer de médecin avant le lendemain matin, ce qui nous a obligés à aller suivre les conseils d’une pharmacienne chez Jean Coutu, dont je salue, ici, la grande compétence.

Un autre cas de misère? Un peu avant Noël, au bout de six heures d’attente, le transport adapté n’arrivant toujours pas malgré mes rappels téléphoniques, j’ai dû me démerder avec la complicité d’un infirmier (lui-même fatigué cerné) pour enrober une vieille parente de draps, elle qui était arrivée le matin par ambulance en jaquette de nuit. J’ai dû la rouler jusqu’à ma voiture dans le froid et la retourner, presque de nuit, à son « foyer pour personnes en perte d’autonomie » (Langue de bois) pour qu’elle reçoive finalement son premier repas de la journée. Et cetera ad nauseam!

Chaque fois, je me demande pourquoi on n’installe pas un moniteur affichant l’état de la situation : liste des patients inscrits, heure présumée de leur mise en présence du (ou des) médecin(s) traitant(s), temps d’attente présumé, raison du délai le cas échéant, etc. Si un tel programme était possible, il permettrait notamment de convoquer les gens à des heures mieux réparties. Il y a pourtant des villes, dont Québec, il me semble, qui disposent d’afficheurs routiers indiquant la durée présumée de la traversée de tel pont ou de tel tronçon routier. Sans parler des aéroports où des tableaux indicateurs nous disent si les vols sont à temps, en avance ou en retard. Je ne parle pas ici de grosse informatique compliquée. Ce n’est qu’un exemple pour illustrer mon point; il y aurait bien d’autres solutions  de satisfaction de la clientèle à mettre en place.

À qui la faute si ça ne se fait pas? Peut-être aux mandarins du pouvoir, ces gens qui tergiversent depuis des années entre un CHUM comme ci, un CHUM comme ça, un CHUM avec ou sans PPP, qui démotivent les médecins étrangers voulant pratiquer chez nous, qui déploient des efforts héroïques pour nous préserver de la troisième phase pandémique A-H1N1, qui font à peu près rien en résonnance magnétique, ce qui favorise la mise en place d’une solution privée très lucrative (pour ne prendre que cet exemple), qui jouent au boutefeu avec les normes d’avortement en clinique (la Loi 34), qui mettent à la retraite la fine fleur du corps infirmier ou encore qui entretiennent, depuis quelque dix ans, un hôpital montréalais tout vidé au coin Saint-Denis et Faillon. Comment ces gens pourraient-ils traiter une question aussi simpliste qu’un système visant à bien informer la clientèle?

Faut-il mettre en cause la culture même du réseau? Dans une structure malmenée, appauvrie, critiquée, sous-financée, les intervenants doivent s’organiser pour survivre. Les fissures dans les parois du système sont légion et on les exploite pour se faufiler, pour rendre service, pour compenser. Ainsi, on arrive à tenir le coup.

Dans cette logique, il est normal qu’une préposée à la cafétéria dont on connaît la soeur arrive à nous faire passer avant tout le monde à l’urgence (ça m’est arrivé), qu’un médecin « découvre » un trou providentiel dans sa cédule chirurgicale pour « passer » une relation de relation malgré une liste d’attente de plusieurs mois (de mes yeux vu), qu’un chirurgien attende les fins d’après-midi pour pouvoir intervenir en mode « urgence », ce qui lui permet de facturer en temps double (je ne donne pas de nom), que dans une équipe, on se « passe un mot d’ordre » pour étirer le temps afin de protester contre le fait qu’on y ait temporairement soustrait une préposée au profit de l’urgence (entendu, l’autre midi dans une cafétéria). Et je vous fais grâce de cas « pas publiables » ; il y a peut-être des avocats qui liront cette chronique d’opinion.

À moins que ce soit la fatigue du réseau qui soit la coupable. Comme il manque cruellement de personnel, le système doit fonctionner avec le « temps supplémentaire » hissé en variable normalisée. Les employés ont beau être gentils, empathiques, polis, plein de compassion (1), il arrive un temps où ils se retrouvent zombies, presque qu’en mode décollage sur la piste cahoteuse du « burn-out  ». Et cela arrive dans un contexte où le « privé » recrute les bras ouverts, sans parler des autres provinces canadiennes ou États américains. Non seulement cet état de fait coûte une fortune, mais vous et moi qui ne sommes d’aucune fraternité sociosanitaire, voyons notre temps d’attente augmenter sans cesse, ce qui ne fait qu’exacerber notre mécontentement.

Imaginons le plus absurde des scénarios. Le ministre de la Santé, le docteur Yves Bolduc, lit cette chronique et mandate des fonctionnaires pour voir à la mise en place d’un système visant à mesurer les temps de consultation, les temps d’attente et les délais pour en informer systématiquement la clientèle. « Allez voir aux Transports comment ils s’y prennent pour afficher le temps prévu pour traverser le pont Pierre-Laporte à partir de l’autoroute Duplessis; là aussi, il y a toutes sortes de fluctuations ». Et imaginons qu’ils finissent par y arriver sans avoir obligé les fournisseurs (Ô miracle!) à implanter un progiciel SAP ou Oracle. Ne serait-ce pas là un début d’effort supplémentaire pour aider au désengorgement des urgences et pour assurer une meilleure planification des rendez-vous dans les cliniques? C’est à voir!

C’est que les explications quant à nos déboires en tant que patients se retrouvent dans des considérations humaines. Par exemple, un employé crevé qui, à la dernière minute, décide de ne pas entrer, dans des considérations de gestion, par exemple des économies de fin de semaine ou de soirée, ou dans des considérations d’imprévu, par exemple un accident routier. Dans les trois cas (NDLR : il y en a plusieurs autres), on vient d’allonger le temps d’attente et de déplaire davantage à la clientèle.

Vous savez pourquoi mon gamin a dû attendre dix heures à jeun? Parce qu’au moment où il devait passer, il est arrivé un petit garçon tout accidenté cassé brisé, qu’ensuite, une ado à accouché de jumeaux par césarienne et qu’il y a des normes qui encadrent les temps d’utilisation des salles d’opération. Vous savez pourquoi ma copine intoxiquée s’est retrouvée chez Jean Coutu? Parce qu’il n’y avait qu’un seul médecin à l’urgence et que le sort en avait profité pour faire survenir, tout près, un accident avec un mort et trois blessés graves. Vous savez pourquoi j’ai dû voler des draps pour empaqueter une vieillarde sénile? Parce que c’était la fin de semaine et que le système de minibus fonctionnait très très très au ralenti. Et ainsi de suite.

Reste que si, en arrivant à l’urgence, je vois que mon temps d’attente est de sept heures, à moins d’imprévus, j’y penserai deux fois avant de m’inscrire. Surtout si, pouf!, « mon » temps passe de sept à onze heures pour cause de changement de quart, celui du soir comptant trois fois moins de personnel! Peut-être qu’en retournant soigner ma grippe de gars à la maison, je contribuerai au début d’un nouvel effort de désengorgement des urgences. Cela parce qu’on aura implanté un logiciel d’information capable d’afficher des résultats sans cesse variables en raison des fluctuations de personnel, d’accidents ou de normes institutionnelles

Peut-être. Mais ce ne sera, tout au plus, qu’un facteur d’atténuation de la grogne, qu’un petit facteur. Le mécontentement subsistera, notamment avec l’arrivée graduelle des baby-boomers dans tous les recoins du système. Il en sera ainsi tant que le méga bordel (PPP, pas PPP, privé, public, CHUM, pas CHUM, rationalisation administrative, recherche du déficit zéro, etc.) qui caractérise notre réseau de la santé ne sera pas nettoyé, optimisé et rendu efficace. C’est archiconnu et abondamment documenté, l’état actuel de la situation a fort peu à voir avec les TI et relève davantage de visions et de décisions politico-administratives.

Autrement dit, ce n’est pas demain la veille que je vais arrêter de chialer!

(1)    Si, comme moi, vous avez connu les hôpitaux du temps des bonnes soeurs, vous conviendrez que de nos jours, le personnel soignant est beaucoup moins bête et sec ou, dit autrement, beaucoup plus sympathique et capable de compassion. 

Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.

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