Histoire de brevets : parallèle Nortel-Novell

« Ce que nous gagnons en connaissances, disait Chateaubriand, nous le perdons en sentiments. » À ce compte, la saga des brevets présentement en cours chez Nortel et Novell a de quoi nous présenter les Microsoft, Oracle, Google, Apple et autres prédateurs multinationaux comme étant des boîtes au coeur asséché.

Si j’écris qu’à la suite d’un carnage, les vautours parcourent le champ de bataille afin de récupérer ce qui peut avoir de la valeur sur les cadavres, on m’accusera à juste titre d’exagération malsaine. Car si la coalition (pour utiliser un terme à la mode) menée par Microsoft avait réussi à s’emparer à vil prix des brevets Novell avant que le ministère américain de la Justice, le DOJ, ne s’en mêle la semaine dernière, c’était uniquement pour empêcher que les bijoux de famille ne soit ramassés par d’avides procéduriers (alias des « Patents trolls »). N’est-ce pas ?

Dans la même foulée, si on aperçoit les ailerons de Google et d’Apple encercler l’agonisante Nortel de plus en plus proche, ce n’est pas par rapacité dans un contexte de chaîne alimentaire, mais par vision stratégique, question de voir qui va mordre, incluant les partenaires asiatiques de Google que l’on soupçonne de vouloir s’organiser, eux aussi, en coalition. N’est-ce pas ?

De quoi parlons-nous ici ? D’entreprises naguère orgueilleuses et adulées qui, depuis 30 ou 40 ans, ont consacré des sommes fabuleuses à la R&D et ont obtenu des brevets, des titres de propriété intellectuelle. Les uns sont expirés, les autres achèvent, la plupart sont vivants. Certains sont encore pertinents, d’autres moins, une bonne partie plus du tout. J’ignore combien Nortel en a déposé dans le cadre du RNIS (ISDN) ou combien Novell en a obtenu en ce qui concerne son système d’exploitation réseau NetWare. Comme je n’oeuvre pas en muséologie, on m’offrirait ces brevets surannés pour 1 $ et je les refuserais.

Encore pertinents ? Pensons à SuSE Linux OS, un système d’exploitation bien ficelé dont Novell est la propriétaire ou encore à GroupWise, un collecticiel encore utilisé en 2011. Pensons au OFDMA (Orthogonal Frequency-Division Multiple Access) et au MIMO (Multiple Input, Multiple Output), deux trouvailles Nortel essentielles à la techno de réseau LTE (Long Term Evolution) qui pourrait être très importante pour Android (Google), BlackBerry OS (RIM), iOS (Apple) et les autres.

Dans le cas de Novell, la coalition connue sous le vocable de CPTN Holdings LLC, un groupe qui inclut Microsoft, Apple, Oracle et EMC, a offert 450 M $US pour 882 brevets (dont une trentaine étaient expirés…). Il ne faut pas confondre ici avec Attachmate, une fabricante d’outils de connectivité et d’intégration multienvironnementale de Seattle qui elle, a avalé Novell (ou en aurait fait une coquille vide, selon le scénario qui se précisera d’ici un mois ou deux), cela sans les brevets et pour la somme de 2,2 milliards $US. De mauvaises langues prétendent que le CPTN, entendre Microsoft, aurait fourni à Attachmate le cinquième du financement nécessaire à l’acquisition.

Dans le cas de Nortel, Google a proposé 900 M $US pour 6 000 brevets. La dernière fois que j’ai entendu une histoire de la sorte, ça remonte à 2009. Un chauffeur de taxi de Las Vegas m’avait montré la photo du Monster House (3 étages et demi, 4 toilettes, deux grandes portes de garage, piscine extérieure, spa, vue sur la montage) qu’il venait d’acquérir pour 200 000 $, maison qui valait dans les sept chiffres l’année précédente. Le gars était ravi d’avoir réussi son rêve américain.

Ça doit faire partie du statut de miséreux, de boîte en faillite, de malchanceux qui crèvent en route, qui servent de bouffe à ceux qui continuent. Ce qu’on n’aurait jamais, au grand jamais, vendu alors qu’on en menait large ne vaut plus que des nèfles. Pas parce que la valeur intrinsèque des brevets est inintéressante, parce qu’ils appartiennent à une perdante.

Le pire, c’est que, quelque part, ils nous appartiennent collectivement du simple fait que Nortel a largement bénéficié d’aide gouvernementale et autres arrangements ministériels. Pensons aux crédits d’impôt, aux prêts d’Exportation et développement Canada, pour ne nommer que ces deux modalités. J’ignore jusqu’à quelle hauteur Ottawa a pu garnir le réticule de Nortel, mais je suis convaincu qu’il y a probablement une piastre ou deux de ma poche là-dedans.

Hélas, contrairement aux autres pays de qui Nortel a reçu des sous, le Canada n’a rien fait pour récupérer sa mise et maintenant, c’est trop tard. En réalité, tout est pratiquement terminé même si, pour Norvell et Novtel, euh… Nortel et Novell, la finale n’est pas totalement scénarisée. Dans le premier cas, le DOJ a frappé, dans l’autre, des surenchères sont attendues.

Méga grain de sable dans le « deal », la vente de brevets de Novell à CPTN, a été « nuancée » non seulement par Washington, mais par le Bureau allemand des cartels. On peut supposer qu’il s’agissait d’empêcher la très Open Source SuSE Linux de passer chez des concurrents ne partageant pas nécessairement la philosophie du logiciel libre, la FLOSS (Free, Libre and Open Source Software). D’ailleurs, l’OSI (Open Source Initiative) avait dès janvier dernier commencé à dénoncer l’entente, suivie d’ailleurs par la FSF (Free Software Fondation).

Ainsi, la semaine dernière, le DOJ a ordonné aux membres de la coalition CPTN de renoncer à certains brevets du portefeuille Novell qu’ils s’étaient partagé. Par exemple, Microsoft devra revendre sa part, ce qui inclut SUSE Linux OS, et, à l’avenir, devra acheter des licences pour utiliser ces brevets délicats. Même chose pour EMC qui ne pourra acquérir 33 brevets concernant la virtualisation. De plus, tous les brevets acquis seront sous licence GNU, Version 2, et sous licence Open Invention Network (OIN). Cela fait, aucun des brevets ne pourra être retiré de cette double protection.

Certains analystes sont d’avis que les membres de CPTN ne déchireront pas leur chemise à la suite de cette décision. Même Microsoft qui connaît toute l’importance stratégique de certains brevets GNU. Les posséder, les contrôler, ou du moins les avoir ailleurs qu’en possession ennemie pourrait mettre un terme à certains litiges concernant des brides de code Novell ou Unix qui pourraient être dans certains produits Microsoft. En un mot, les brevets Novell sont désormais en sécurité, à la disposition de la « communauté » (hum !) et personne en peux plus les acquérir.

Dans le cas de Nortel, les brevets sont attachés au piquet et les fauves commenceraient à se pointer le mufle. Qui les empochera ? Google qui en aurait besoin pour rendre Android encore plus incontournable ? À moins que ce ne soit Apple puisque dans les coffres au trésor (Nortel aurait regroupé ses milliers de brevets en six paquets thématiques), certains brevets parlent de 3G et de 4G, ou encore RIM pour sensiblement les mêmes raisons, voire un soi-disant consortium asiatique qui les achète question de se faire davantage respecter par Google.

Et comme Ottawa n’intervient pas, les chances que ce savoir demeure chez nous sont minimes; RIM a besoin de ses sous pour, notamment, finir ce qu’elle a commencé avec son contesté PlayBook. Comme ici on ne parle pas de logiciel libre, mais de gros trucs industriels, il ne semble pas possible de mettre ces brevets à la disposition de la collectivité. Bref, sans utiliser le mot « curée », la perspective Nortel est de voir des multinationales s’en aller avec ses brevets.

Ses brevets ou nos brevets ? À voir ! Dans un tel cas, celui d’une entreprise subventionnée et aidée par l’État qui ferme ses portes, ne serait-il pas judicieux et utile à la société que ses brevets deviennent propriété publique ? Par exemple, Ottawa pourrait mettre la patte sur les 6 000 brevets de Nortel et les donner à certaines universités où il y a excellence techno, Waterloo, McGill, Polytechnique, Sherbrooke, etc. Ces centres de haut savoir pourraient vendre des licences d’utilisation aux intéressés et, ainsi, contribuer à leur financement. Alors que fait rage une campagne électorale tristement dépourvue d’idées, on peut rêver en couleur, non ?

Nortel, Novell, deux fins tristes, deux gros portefeuilles bien garnis de brevets, dont certains convoités, mais deux conclusions différentes. Dans un cas, l’État est intervenu et a sauvé les meubles (on verra bien assez tôt si c’est vrai), dans l’autre, l’État ne s’en est pas mêlé et le savoir protégé de Nortel risque d’échapper à ceux qui l’ont défrayé en partie.

Le coeur me fait mal quand je revois mes visites de naguère au centre de recherche Bell-Northern sur l’île des Soeurs…

Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.

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