De la plume d’oie à Google Docs

Du texte manuscrit aux applications de traitement de texte en ligne, beaucoup d’encre a coulé. Regard sur l’évolution des outils d’écriture.

Longtemps, il y eut la plume. Les auteurs grattaient leurs idées sur du papier, les raturaient, les ornaient de pattes de mouche, puis transcrivaient tout au propre et expédiaient le manuscrit (litt. « écrit à la main ») à leur éditeur. Il s’ensuivait une version typographiée et imprimée qui avait le mérite d’être plus facile à lire, mais le désavantage d’être définitive. Sauf exception, on ne touchait plus au texte une fois le livre mis en circulation; on en assumait les perles et les raisins.

Zola

En homme de son temps, l’écrivain journaliste Émile Zola changea cette façon de faire. Comme c’était une pratique courante dans la seconde moitié du XIXe siècle, il publiait la plupart des ses romans en feuilletons, ce qu’il considérait comme étant un « premier jet » d’écriture. Il se retrouvait ainsi avec une « copie de travail imprimée » beaucoup plus facile à manipuler. Il découpait en effet la page du journal et se lançait dans les frais de correction : suppression de répétitions, ajout de personnage, réécriture, etc. Une fois ce travail technique terminé, il remettait le résultat à son éditeur et un livre plus « définitif » était publié.

Plus tard, il agira de la même façon avec les épreuves finales pour les éditions en librairie. « Si ma copie ne porte pas toujours beaucoup de ratures, mes épreuves, par contre, en sont criblées. Aussi, mes manuscrits ne doivent-ils pas être considérés comme étant les manuscrits réels de mes livres, puisqu’il m’arrive parfois d’apporter des changements considérables sur les épreuves. » La méthode Zola illustre l’impact de la mécanisation (en l’occurrence, la typographie) sur la qualité d’une œuvre, laquelle se retrouve mieux léchée, mieux resserrée, mieux découpée.

Nietzsche

À la même époque, l’écrivain philosophe Friedrich Nietzsche poussa le modernisme une coche plus loin. En 1882, aux prises avec des problèmes ophtalmologiques majeurs, il s’acheta une machine à écrire Malling-Hansen et apprit à s’en servir les yeux fermés (de toute façon, il fallait retirer la feuille de la machine pour voir le fruit de ses efforts). Comme résultat, sa prose devint plus serrée, moins verbeuse, plus télégraphique.

Quand on lui en fit la remarque, l’auteur de Ainsi parla Zarathoustra répondit : « Vous avez raison, l’équipement utilisé en écriture influence la mise en forme de la pensée ». Précurseur bien involontaire dans la mécanisation du travail de plume, il venait de démontrer pourquoi les machines à écrire devinrent l’outil d’écriture par excellence durant les 100 années suivantes. On a tous l’image d’Ernest Hemingway avec sa Remington portative. Non pas que la dactylographie allait tellement plus vite que la calligraphie, elle rendait simplement plus concise l’expression de la pensée, sans compter qu’il s’ensuivait des « manuscrits », des « brouillons », plus faciles à corriger, à bonifier, et moins difficiles à lire.

Selectric II

Mais à mon avis, le nec plus ultra fut IBM et sa célébrissime Selectric II, une machine à écrire fabriquée ici même à Bromont qui devint LA référence bureautique dans les années 1970 (à titre d’information, j’en ai encore une – elle est à l’état neuf – et je ne m’en débarrasserai jamais). C’était une machine électrique, ç.-à-d. qu’on ne s’écorchait pas les doigts à taper, une machine munie d’un ruban correcteur grâce auquel on pouvait revenir quelques espaces en arrière maquiller une coquille et retaper par-dessus.

En outre, elle permettait les colonnes justifiées (blocs carrés) et le changement de police de caractères (boule amovible), ce qui rendait possible la fabrication de bulletins d’information d’allure professionnelle. Avec une telle machine, bien des journalistes apprirent à « sculpter » leurs paragraphes pour qu’ils puissent tenir dans un espace ayant telle ou telle dimension. Bref, ce genre d’outil d’écriture permettait d’assujettir l’expression de la pensée au format de publication.

L’étape ultime fut celle du traitement de texte dont la propagation commença il y a une quarantaine d’années. À la manière de l’écrivain philosophe Jean-Paul Sartre pour qui un manuscrit était un « dossier » de feuillets assemblés, déplacés, raturés, coupés, replacés dans un ordre présentable, cette technologie permettait la fabrication de « documents » et non plus de « pages ». Avec ses fonctions de copier-coller et de recherche-remplacement, il devenait possible de travailler au jour le jour sur un « brouillon » et de le transformer, sans laisser de traces, en « manuscrit ».

Et voici le traitement de texte

Si mon premier logiciel de traitement de texte fut MacWrite, un produit Apple qui était inclus avec mon Mac 128 acheté en 1984, je m’étais préalablement fait la main avec un hybride « machine à écrire/machine à traitement de texte » dont j’ai oublié le nom, une machine fabriquée par Xerox à la fin des années 1970. Grâce à une petite fenêtre permettant de voir quatre ou cinq lignes de texte, on pouvait s’adonner aux joies des modifications avant impression. Évidemment, il fallait savoir sur quelles touches et en quelle séquence appuyer. Ouh-là!

Durant les années 1980, les rois de la route du début ne furent pas ceux de la fin en ce qui a trait au traitement de texte. Qui eut pu croire, en 1984, que les Wang, WordStar et WordPerfect se feraient damer le pion par des produits essentiellement WYSIWYG dont le plus répandu fut Microsoft Word?

Cet affrontement entre modes textuel et graphique fit couler de l’encre jusqu’au milieu des années 1990. Il faut d’ailleurs lire le savoureux billet de l’écrivain Umberto Eco à ce sujet : une véritable pièce d’anthologie. Depuis, les fabricants ont maintenu le cap, rajoutant annuellement de petits machins « kioutes » plus ou moins utiles. Pour tout dire, le principal changement dans cette industrie a probablement été l’interface de Microsoft Office 2007.

À l’heure du Web 2.0, il me semble que le règne absolu de ces outils bureautiques, outils souvent onéreux (mais pas toujours), tire probablement à sa fin. Pensez-y. Qui d’autres que les geeks seront encore intéressés, dans dix ans d’ici, par les systèmes d’exploitation? Les gens cliqueront dans une machine où l’essentiel sera le fureteur. Par le truchement d’un Google Chrome quelconque, à partir de n’importe quels machines ou gadgets, ils feront ce qu’ils voudront de cyberpossible, en tout temps et partout. Les applications, les jeux, leurs données, tout sera accessible par fureteur, sauf exceptions rarissimes et hautement professionnelles.

Le système n’a plus d’importance

Quant aux ordis, des machines de plus en plus puissantes, ils seront fabriqués par des HP, Dell, Apple et autres grands noms, exactement comme aujourd’hui. Sauf que certains arriveront avec Linux, d’autres avec le Mac OS X, d’autres avec Windows, etc. Mais les utilisateurs, eux, ils s’en ficheront parce qu’avec leur fureteur, ils ne verront jamais la différence. Ce ne sera qu’une simple question de système d’exploitation préinstallé dans un produit de masse vendu tel prix avec tel ou tel avantage concurrentiel. Or dans ce contexte d’application Web, de logiciel à la carte, d’applets, de widgets et autres gugusses gratos, omniprésents et géniaux, croyez-vous sincèrement que l’on continuera massivement à se procurer des logiciels de traitement de texte?

Côté image romantique, quelle est la différence entre l’écrivain des années 30, casquette de marin sur la tête, cigarillo au bec, en train de taper des feuillets sur sa Remington portative à partir de la véranda de son bungalow antillais, et celui de 2010, casquette de baseball sur la tête, « drôle de cigarette » au bec, en train de pomper du texte dans Google Docs ou Office Live à partir d’un « coffee shop » d’Amsterdam? Il n’y en a guère. Par contre, côté technique, l’écart est très grand. Le premier est seulement un peu mieux nanti que ne l’était Alexandre Dumas qui écrivit les Trois Mousquetaires et le Comte de Monte-Cristo avec une plume d’oie, tandis que l’autre semble être à des années lumières de là.

Est-ce que tout cela va nous offrir de meilleurs écrivains? Permettez-moi d’en douter. Il ne faut jamais perdre de vue qu’un ouvrage littéraire devient immortel non pas en raison de l’excellence technique de sa facture, mais de la profondeur, de la pertinence et de l’intelligence de son propos. Avez-vous lu du Molière dernièrement?

Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.


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